
Au moment où nous construisons l’Europe, nous sommes chaque jour plus conscients de ce qui fait la spécificité, le caractère "irréductible" de notre Vieux Continent. La culture est notre richesse, notre substrat et en même temps ce qui fonde notre diversité et le nécessaire respect de nos différences.
Une demande qui explose. Au sein de l’Europe, nul pays mieux que la France n’a su se distinguer par cette étroite alliance de la puissance publique et de la Culture, que l’on nomme politique culturelle. La valeur accordée à celle-ci par nos lignées de monarques et nos républiques successives montre à quel point État et culture se sont soutenus mutuellement. De ce point de vue, Jacques Rigaud évoque avec une grande justesse "l’exception culturelle" à la française, qui fait de notre pays le fer de lance de la bataille contre l’uniformisation de la pensée sous l’influence nord-américaine. La Culture est comme l’air que l’on respire ou l’eau que l’on boit. Beaucoup de nos concitoyens n’ont souvent pas conscience de leur spécificité culturelle. Mais beaucoup d’entre nous "se réveillent" pour défendre "leur" cinéma, leur patrimoine architectural, redonner vie à un pan de littérature régionale, organiser un festival local ou inscrire leurs enfants à un enseignement musical.
Le double mouvement de la construction de l’Europe et de la décentralisation a fait "exploser" la demande de culture, le premier mouvement poussant à l’exploration des identités propres à chacun, le second, libérant les énergies locales. Si bien qu’aujourd’hui, notre paysage culturel a changé : face à cette demande décuplée, il n’y a plus seulement l’État, il y a d’abord et avant tout les communes, voire les départements et les régions. La culture vit à l’heure de la "subsidiarité" et c’est bien. La place prépondérante des communes se lit aussi bien en valeur absolue qu’en valeur relative. Dans le financement public de la culture en France en 1993, les collectivités locales représentaient déjà plus de la moitié du total. Au premier rang venaient les communes dont les dépenses en matière culturelle s’élevaient à près de 30 milliards de francs. En valeur relative, l’écart est plus fort : alors que la culture atteint péniblement le "1 %" du budget de l’État, elle représente allégrement 10 % des dépenses des villes de plus de 10 000 habitants, dépassant les 14 % pour les villes de plus de 100 000 habitants.
Le phénomène le plus inquiétant est le retour des inégalités, du fait de l’inachèvement des lois de décentralisation : à force de payer pour les communes limitrophes, les villes centres se sont mises à pratiquer systématiquement des tarifs préférentiels pour les habitants résidant sur leur territoire. La logique est claire : il faut favoriser ceux qui paient les impôts locaux. Mais derrière ce raisonnement irréfutable et que l’on ne saurait reprocher à des élus qui ne font que protéger leurs contribuables se dresse le spectre de l’inégalité des chances. Car les premiers établissements à qui l’on demande d’appliquer cette politique discriminatoire sont naturellement les organismes de formation culturelle qui coûtent particulièrement cher aux communes : ce sont les conservatoires nationaux de région qui portent si mal leur nom puisque subventionnés généralement à plus de 80 % par les villes d’accueil, les écoles de musique, les centres d’action culturelle, toutes ces institutions qui participent à l’irrigation culturelle au quotidien et en profondeur de notre pays. Cela veut concrètement dire que la qualité de l’enseignement artistique reçu par nos enfants est devenue fonction de l’équipement culturel de la ville où nous vivons. Inutile de détailler les risques d’une telle évolution. On ne peut demander à une commune de 10 000 habitants d’avoir le même niveau de qualité d’enseignement qu’une autre de plus de 100 000. On ne peut demander à nos 36 000 communes de fournir la panoplie complète des disciplines artistiques.
Un investissement réfléchi. La folie du bâti est la deuxième dérive d’une liberté mal comprise. Des théâtres, des musées, des centres culturels à quelques kilomètres d’écart, se livrent aujourd’hui, bien malgré eux, une concurrence sévère. L’investissement en matière culturelle est nécessaire, mais il doit être réfléchi, en fonction des besoins de la cité. Trop souvent, des équipements ont été construits pour affirmer une ambition, sans penser à assurer le fonctionnement décent de ceux-ci dans les années à venir. Ces dérives ne sauront être canalisées que si l’exemple vient d’en haut. L’imprévoyance en matière de grands travaux a transformé le grand dessein des années 80 en un héritable particulièrement lourd à gérer. Certes, certains d’entre eux sont incontestables, mais fallait-il à ce point pousser les feux, fallait-il en faire sept et tous parisiens, fallait-il découvrir, une fois les travaux de la Très Grande Bibliothèque achevés, que celle-ci coûterait en fonctionnement courant un milliard par an au ministère de la Culture, presque 10 % de ses crédits de fonctionnement ? Il faut également que très vite soit mise en chantier une réflexion sur les moyens de lutter contre la dérive inégalitaire observée au niveau local : cela suppose une clarification des responsabilités omise par les lois de décentralisation dans le domaine des enseignements artistiques, ainsi qu’un renforcement des outils de coopération intercommunale. On attend toujours avec impatience un statut d’établissement public culturel local.
François de Mazières
"L’exception culturelle à l’épreuve de l’Europe"
La Tribune, mai 1998